Le jeune homme qui boite

Le feu est vert et le flux des voitures dense, il n’est pas question de traverser même si tout le monde est pressé dans ce quartier parisien de bureaux à l’heure du déjeuner. Je suis juste derrière trois jeunes hommes, ils portent de beaux costumes de cadres dynamiques. Je crois qu’ils parlent de l’émission de Michel Denisot sur Canal Plus, c’est cohérent, ils ont des têtes à regarder Canal Plus…L’ambiance a l’air bonne entre ces trois collègues qui vont déjeuner ensemble.

Le feu passe au rouge et l’harmonie se brise, le jeune homme du milieu boite et très vite l’écart se creuse avec les deux autres, il perd du terrain. Je le dépasse également et par réflexe je me retourne, il a l’air de produire un effort pour marcher, ses mâchoires sont serrées et il regarde droit devant lui. Les deux autres l’ont totalement oublié, ils continuent à discuter tous les deux…A l’arrêt ils étaient trois, en mouvement, le jeune homme qui boite a disparu, il n’existe plus pour eux. L’image est cruelle, je ralentis mon pas…Pourquoi ? Je ne le connais pas, il ne m’a rien demandé…Pourquoi je « l’attends » ? Parce que je me dis que s’il voit l’écart entre nous ne pas augmenter aussi vite, cela va lui donner du courage…

Cette réflexion n’a pas de logique, il ne boite pas à cause d’une blessure c’est manifestement un handicap physique. Il a l’habitude de se faire distancer, il vit avec ce handicap, il a une vie normale, il regarde Canal Plus comme tout le monde ! Peut-être que c’est lui qui a demandé à ses collègues de ne pas l’attendre, que c’est humiliant de voir les autres ralentir. Peut-être que l’indifférence de ses collègues est un signe de respect finalement, peut-être que ce que l’on voit n’est pas ce que l’on croit…